Normalement, dans une ville, on devrait se précipiter sur la lecture d’un tel jugement, en raison de son caractère exotique. Il y a en prime une dimension supplémentaire. Le litige oppose la ville d’Annemasse, propriétaire d’un grand champ, à un maraîcher qui l’exploite. Le champ est situé à l’intérieur du périmètre urbain. Un congé a été délivré au maraîcher, mettant fin à une occupation que la Ville présente comme précaire et révocable, mais qu’il estime au contraire permanente puisqu’il revendique l’existence d’un bail rural.

Il faut ici savoir pour comprendre ce litige, que le droit rural, dérogatoire et exorbitant au droit commun, organise au profit du «fermier», c’est à dire du locataire qui bénéficie d’un bail rural, l’expropriation du propriétaire qui en pratique ne peut jamais reprendre son bien, même pour y planter des choux. C’est un des plus grands scandales juridiques, silencieux et ignoré, de notre pays. Mais il perdure, et pour longtemps encore, au moins aussi longtemps que les paysans représenteront une force politique, même d’appoint.

Le bénéficiaire d’un bail rural ne peut pas être expulsé. Le maraîcher recevant le congé, qui lui a été donné par la commune, l’a contesté en saisissant la juridiction spécialisée des baux ruraux du ressort. Il revendique la protection d’un bail rural.

Soutenu par au moins une conseillère municipale, il expose par son organe qu’il est un défenseur de la nature, qu’il maintient une activité agricole, et qu’on l’expulse pour construire une mosquée. Ce dernier argument agissant souterrainement avec force. Une mosquée au lieu de champs de légumes. Hérésie. Les cris du congédié omettent toutefois de préciser que le reste des terrains qu’il exploite et dont partie lui appartiennent sans doute, représentent un tas d’or et il y a fort à parier qu’un jour ils seront convertis en monnaie sonnante et trébuchante, mais peu importe. Le vert a bonne presse. Au moins dans le blog de la conseillère municipale qui a pris fait et cause pour l’agriculteur.

Mais patatras ! voilà que le jugement est intervenu le 25 janvier 2013. Le tribunal paritaire des baux ruraux s’est déclaré incompétent. Aussitôt notre conseillère enrôlée dans la défense du maraîcher publia sur son blog un communiqué de victoire. On y lit notamment «Ce jugement traduit la défaite de l’équipe municipale et des élus qui ont voté, au travers la délibération du Conseil Municipal de la Ville d’Annemasse datant du 10 juillet 2012, l’expulsion de Pierre Grandchamp, dernier maraîcher de notre Ville». Le curieux de cette affirmation est que dans le même temps cette honorable conseillère rapportait le fait que ce maraîcher avait aussitôt fait appel du jugement. Ce qui rappelle un peu, toutes choses égales par ailleurs, le colonel Nasser en 1956, qui, après la sévère déculottée infligée à ses troupes par les Français et les Anglais, rentra au Caire sous les acclamations de la foule en criant victoire. Ou bien pour rester dans la même région, les communiqués de victoire publiés pendant la guerre des Six Jours par les capitales arabes.

Il s’évince donc de la décision que le tribunal paritaire des baux ruraux s’est déclaré incompétent, mettant les dépens à charge du maraîcher qui l’avait saisi en revendiquant le statut du fermage pour le terrain de la ville. Ce qui signifie qu’il aura perdu son procès, s’il en reste là. Car le tribunal paritaire des baux ruraux lui dénie la protection du bail rural. Il n’est donc pas au bénéfice d’un tel bail. Le tribunal paritaire logiquement renvoie devant le tribunal de grande instance pour qu’il statue sur la régularité du congé. S’il n’y a pas de bail rural, alors nécessairement le congé sera validé. On comprend dès lors que le maraîcher ait relevé appel de la décision, et que peut être il ne voie pas en elle «la défaite de l’équipe municipale et des élus..». Il est probable qu’il soit plus réaliste.

La lecture attentive du jugement ne permet pas d’être très optimiste sur
les chances du maraîcher d’obtenir une réformation de la décision. Le
jugement est très motivé, d’une part il relève qu’aucune convention
de quelque nature que ce soit n’a jamais lié les parties, soulignant
d’ailleurs que l’agriculteur soutient avoir pris la suite de
l’exploitation d’un GAEC tombé en liquidation, mais sans apporter de
justificatif d’une transmission de l’actif de cette société, et d’autre
part que la Ville avait fait l’acquisition de la parcelle litigieuse
spécialement pour constituer une réserve foncière, ce qui exclut la
possibilité d’appliquer les dispositions du Code rural. Dans ces
conditions il sera pour le moins difficile à l’appelant de convaincre le
juge d’appel. Nous verrons bien.

Il restera le problème de fond, celui qui touche aux choix d’urbanisme faits dans ce quartier. D’ailleurs et sur ce plan, le combat du maraîcher se poursuit devant le tribunal administratif.